Halte au harcèlement dans les laboratoires
Tiré de la revue de la Société Française de Physique, les “Reflets de la Physique”, numéro 78 page 56.
Les organisateurs du Congrès général des 150 ans de la SFP ont opportunément arrangé un déjeuner-atelier le 3 juillet 2023 pour discuter d’un problème actuel : le harcèlement dans les laboratoires de recherche. Ils ont confié à Michèle Leduc le soin de l’animer, suite à une tribune qu’elle a signée le 23 février 2023 dans Le Monde sur le harcèlement moral [1]. Le thème de l’atelier a été étendu au harcèlement sexuel avec le concours de Caroline Champenois, présidente de la commission Femmes et Physique de la SFP, prenant en compte une accablante enquête internationale qui vient d’en révéler l’ampleur dans la recherche publique [2].
L’atelier a été volontairement limité à quarante-cinq personnes, de façon à faciliter la discussion. Des femmes et des hommes de tous les âges ont apporté des témoignages accablants sur des pratiques insidieuses de harcèlement, réelles sources de souffrance dans les laboratoires. Ensemble, ils ont tenté de partager des pistes pour faire face à de telles situations. L’indignation s’est également exprimée à propos de l’inaction généralisée, d’abord de la part des individus qui refusent de voir ce qui se passe dans leur entourage et de porter un témoignage, ensuite au niveau des institutions qui ne font rien ou prennent des sanctions insuffisantes. Les prises de parole foisonnantes dans l’atelier ont révélé, en particulier de la part des plus jeunes, une très forte sensibilité à tous les aspects du harcèlement, questionnant au plus près les rapports de pouvoir au sein des équipes.
Le harcèlement sexuel, mal signalé
Les VSS (violences sexuelles et sexistes) ont été surtout mises en avant, car elles sont les plus visibles, fréquentes et affectent toutes les disciplines. Les plus anciens dans le métier, par exemple les directeurs de laboratoire, se sont désolés d’être impuissants à se saisir eux-mêmes des cas dont ils sont témoins ou qu’on leur rapporte. Les vétéranes de l’association Femmes et Sciences ont été plutôt ébranlées par la vigueur des plaintes formulées par de jeunes chercheurs et chercheuses, quand ils racontent leur mal-être et leur isolement dans leur équipe. Les victimes, en général des personnes en début de carrière, ont explicité leur hésitation à dénoncer celui ou celle qui les harcèle dans leur milieu de travail, et encore plus à se lancer dans un procès comme l’autorise un tel délit. Des cellules d’écoute pour les VSS ont pourtant été mises en place dans toutes les universités depuis 2018 ; mais, de l’avis général, elles sont difficiles à repérer (enfouies quelque part dans la jungle du site web de l’université), les personnes à contacter sont peu ou mal identifiées, et souvent non-spécialistes de ces problèmes. Les cas signalés pendant l’atelier ayant donné lieu à un traitement institutionnel ont été jugés peu ou mal sanctionnés.
Le harcèlement moral, diffus et peu pris en compte
Les mêmes difficultés existent et sont même plus grandes pour le harcèlement moral car il est souvent latent, moins bien défini et non révélé. Ses formes sont diverses, allant de pressions excessives d’un chef de projet sur ses collaborateurs pour l’obtention rapide de résultats, jusqu’à l’humiliation d’un personnel compétent « mis au placard » et dénigré devant ses collègues, conduisant parfois à la dépression. La dénonciation dans l’établissement est possible mais difficile, car les cellules dédiées à l’écoute des violences au travail ne ciblent pas spécialement le harcèlement ; elles sont souvent baptisées « cellules d’écoute pour l’égalité » et couvrent des actions toxiques en tout genre (violences verbales, homophobie, antisémitisme, discrimination, etc., et harcèlement). Les victimes de harcèlement moral hésitent plus que les victimes de harcèlement sexuel à attaquer en justice leurs harceleurs, car les faits sont encore plus difficiles à prouver. Si la victime informe de son cas l’institution dont elle dépend, cette dernière, dans bien des cas, se range du côté de la hiérarchie ou ne prend que de faibles mesures. Le problème n’est alors en rien résolu, et ce d’autant plus quand le harceleur retrouve ses fonctions plus ou moins à l’identique dans son milieu de travail après une éventuelle sanction.
Les suggestions de l’atelier
Les participants à l’atelier ont bien souligné que toutes ces dérives, souvent proches des manquements à l’intégrité scientifique, sont en partie le résultat des méthodes très stressantes de l’évaluation des personnes et des projets dans la recherche, sans exclure la présence de « pervers narcissiques » dans le milieu. Ils n’ont pas hésité à faire quelques suggestions audacieuses pour faire sérieusement évoluer la question du harcèlement dans les laboratoires.

2023 sur le harcèlement dans les laboratoires de recherche.
- Informer tous les personnels, dans le milieu de la recherche que les faits de harcèlement sont passibles de sanctions pénales.
- Sensibiliser tous les personnels, afin que les personnes témoins de harcèlement dans leur environnement de travail se sentent concernées et prennent systématiquement la responsabilité de le dénoncer.
- Rappeler aux institutions, contraintes de traiter dans l’urgence les cas de harcèlement, de ne pas oublier le suivi de telles affaires : par exemple éloigner la victime et lui assurer des conditions lui permettant de poursuivre son projet de recherche, ce qui est particulièrement crucial pour les thèses. Une fois l’urgence passée, les inciter à procéder à une enquête interne complète et sereine, où la personne accusée de harcèlement moral et/ou sexuel comprenne ce qui lui est reproché et puisse se défendre. Puis, quand la culpabilité est avérée, pousser les institutions à prendre la responsabilité d’entamer des poursuites.
- Rendre public les rapports d’expertise sur les cas de harcèlement et les diffuser plus largement.
- Soutenir et encourager les personnes harcelées à porter plainte au pénal, plutôt que de compter uniquement sur leur institution qui, dans bien des cas, pratique l’omerta.
- Rendre obligatoire la participation à de (bonnes) formations aux biais et aux luttes contre les harcèlements de toute nature pour tous les personnels dans la recherche, des doctorants et doctorantes aux équipes de direction des laboratoires, sans oublier les personnels techniques et administratifs, comme cela se pratique à l’étranger, par exemple au CERN.
Perspectives
Des conseils pratiques ont été donnés à ceux qui se sentent harcelés : ne pas rester isolés, recueillir des témoignages, noter avec précision les faits et les dates, conserver les messages électroniques significatifs, ne pas hésiter à en parler pour se trouver des alliés, éventuellement se rapprocher des médiateurs bénévoles exerçant parfois de façon informelle dans les laboratoires, consulter les sites (comme celui du collectif CLASCHES [3]) consacrés au harcèlement sexuel dans l’Enseignement supérieur et la Recherche, qui donnent des indications sur le traitement juridique des affaires. Il est conseillé aux personnes qui veulent porter assistance à une victime de ne pas agir seules pour pouvoir partager la charge mentale d’un tel engagement.
La tenue de cet atelier était une première pour un congrès de la SFP. Elle a été jugée opportune et à renouveler, dans ce format ou dans un autre, pour les futurs congrès généraux ou ceux des divisions de spécialité. Des critiques ont toutefois été formulées contre l’atelier lui-même, que certains ont trouvé trop tiède et ne prenant pas assez les problèmes à bras-le-corps. La porte est ouverte dans le futur pour que des jeunes se mobilisent et organisent des évènements sans concession afin d’informer, de sensibiliser et d’agir vraiment en vue de faire disparaitre le harcèlement dans nos laboratoires.
Légende
[1] Tribune du monde
[2]« Harcèlement, sexisme, discrimination : une enquête accable le monde de la recherche », Les Echos, Idées, publié le 17 mars 2023, mis à jour le 27 mars 2023.
[3]Collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’Enseignement supérieur et la Recherche,
Les auteurs
Caroline Champenois(1), Sarah Houver(2) et Michèle Leduc(3)
(1) Laboratoire PIIM, Marseille. Présidente de la commission Femmes et Physique de la SFP
(2) Laboratoire MPQ, Université Paris-Cité. Coprésidente du comité local d’organisation du Congrès général 2023 de la SFP
(3) Laboratoire Kastler Brossel, Paris. Membre du Conseil français de l’intégrité scientifique