Chronique d’un physicien : Albert Einstein, un sacré bricoleur – Etienne Klein

08 septembre 2014

Chronique du mois de septembre

Un cliché tenace veut que les physiciens théoriciens soient des êtres contemplatifs, rêveurs, en marge, déconnectés de la réalité et gravement dépourvus de sens pratique. On imagine qu’ils discernent dans la matière toutes sortes d’objets invisibles mais peinent à reconnaître leur voisine de palier. Que ce sont des êtres improbables ayant volontiers « la tête ailleurs », à l’instar de Louis XVI au sortir de la guillotine, et qu’ils sont incapables de se préoccuper de choses bassement matérielles.

 

Mais bien sûr, et heureusement, tout cela est faux. Le meilleur contre-exemple à cette caricature est Einstein soi-même, qui fut aussi un ingénieur attentif et scrupuleux. On l’oublie trop souvent, mais le père de la relativité a déposé de nombreux brevets, en bonne et due forme. Par exemple, en 1908, à Berne, il collabore étroitement avec Paul Habicht à la réalisation d’un voltmètre capable de mesurer avec précision de très faibles tensions, de l’ordre du dix millième de volt. L’appareil, baptisé « multiplicateur de potentiel Einstein-Habicht », fera l’objet de deux publications et sera même commercialisé à partir de 1912.

Cinq ans plus tard, en 1917, alors qu’il vient de mettre un point final à une nouvelle théorie de la gravitation, Einstein conçoit un profil d’aile d’avion censé assurer une portance maximale pour une traînée minimale. Un prototype est réalisé dans un hangar de l’aérodrome d’Aldershof, qu’on fixe au fuselage d’un biplan, mais les essais ne sont guère concluants. Comment Einstein remerciera-t-il les ingénieurs qui ont construit ce prototype ? En leur faisant une conférence sur la relativité, pardi !

Au début des années 1920, alors qu’il est depuis six ans professeur à l’université de Berlin, et donc de plain-pied dans le monde académique, Einstein fait la connaissance d’Antonina Vallentin, une femme de lettres qui rédigera plus tard sa biographie, Le Drame d’Albert Einstein. 

 

Dans ce livre, elle se souvient l’avoir vu discuter avec un ingénieur des Ponts et Chaussée du profil des arches d’un pont qui permettrait une meilleure répartition des efforts mécaniques. Et elle ajoute : « Son intérêt se trouve accroché par des questions qu’on croirait étrangères à ses préoccupations. Il a un goût très vif pour tout ce qui est ingénieux sur le plan matériel, une tendance de bricoleur » 1. Einstein, un sacré bricoleur !

En 1925, toujours à Berlin, il conçoit avec son ami Léo Szilard plusieurs types de nouveaux réfrigérateurs permettant de limiter les risques d’asphyxie par les gaz réfrigérants; à l’époque, ces substances très toxiques provoquaient des accidents graves. Son idée était d’éviter l’emploi de pièces mécaniques mobiles et d’utiliser des fluides moins dangereux. Les recherches des deux compères débouchent sur trois nouveaux types de réfrigérateurs : le premier utilise un système à absorption, le deuxième un système à diffusion, le troisième un système électromagnétique fondé sur une « pompe électromagnétique » totalement hermétique. La vérité oblige à dire qu’aucun de ces appareils ne fut jamais commercialisé. D’une part, l’invention de réfrigérants plus sûrs les a rendus rapidement obsolètes; d’autre part, la crise économique de 1929 réduisit à néant toute possibilité d’investissements. Enfin, peut-être, parce qu’aux dires du physicien hongrois Dennis Gabor, venu assister à la démonstration d’un prototype, l’appareil « hurlait comme un chacal »…

(1) Antonina Vallentin, Le Drame d’Albert Einstein, Plon, 1954, p. 66.